"Père s'il est possible, éloigne de
moi ce calice". Je ne vois pas qu'il y ait sujet d'excuser le Christ
d'avoir dit ces mots, mais nulle part je n'admire davantage sa tendresse et sa
grandeur. Le bienfait que me procure la passion du Seigneur eût été moindre
s'il n'avait pris mes sentiments. C'est donc pour moi qu'il s'est affligé,
n'ayant en lui aucun motif d'affliction. Mettant de côté la jouissance de sa
divinité éternelle, il se laisse atteindre par la lassitude de ma faiblesse. Il
a pris ma tristesse pour me donner sa joie, sur mes pas il est descendu jusqu'à
l'angoisse de la mort afin que, sur ses pas, je sois rappelé à la vie. Je
n'hésite donc pas à parler de tristesse puisque je prêche la croix. C'est que
le Christ n'a pas pris de l'Incarnation seulement l'apparence, il en a pris la
réalité. Il devait donc aussi prendre la douleur, afin de triompher de la
tristesse et non de l'écarter : on ne saurait être loué pour son courage, si
l'on n'a connu des blessures que l'étonnement sans la douleur. "Homme de
douleurs et connu de la souffrance", il a voulu nous instruire. L'histoire
de Joseph nous avait appris à ne pas craindre la prison ; dans le Christ, nous
apprenons à vaincre la mort, mieux encore, à vaincre l'angoisse de la mort à
venir. Aussi bien, comment t'imiterions-nous, Seigneur Jésus, si nous ne te
suivions dans ton humanité, si nous ne croyions que tu es mort, si nous
n'avions vu tes blessures. Comment les disciples auraient-ils cru qu'il allait
mourir, s'ils n'avaient vu l'angoisse d'un mourant ?
Ainsi les disciples dorment et ignorent la douleur, eux pour qui le Christ est dans la douleur. C'est ce que nous lisons : "Il porte nos péchés et il souffre pour nous". Tu souffres donc Seigneur, non de tes blessures, mais des miennes, non de ta mort, mais de ma faiblesse. Et nous te regardions comme un homme de douleurs, quand tu souffrais, non pour toi, mais pour moi. Car tu es devenu faible, mais à cause de mes péchés, parce que cette faiblesse tu ne l'as pas reçue de ton Père, tu l'as prise pour moi, parce qu'il était bon que le châtiment qui nous rend la paix soit sur toi et que les blessures guérissent nos plaies. Mais quoi d'étonnant si, pour tous, il a souffert, quand pour un seul il a pleuré ? Quoi d'étonnant s'il défaille au moment de souffrir pour tous, quand il pleure au moment de ressusciter Lazare ? Alors les larmes d'une soeur aimante ont touché son coeur, maintenant un désir profond le pousse : de même qu'en sa chair il détruit nos péchés, de même l'angoisse de son âme détruit l'angoisse de la nôtre.
Or, Pierre suivait de loin... Il est bien vrai qu'il suivait de loin, étant déjà si près de le renier, car il n'aurait pas pu le renier s'il s'était attaché étroitement au Christ. Mais peut-être devons-nous l'admirer de ne pas avoir abandonné le Seigneur tout en ayant peur : sa chute est le sort commun, son repentir vient de la foi. Pierre nie au lieu où le Christ est emprisonné, où Jésus est enchaîné... Il faisait froid... Il faisait froid en ce lieu où Jésus n'était pas reconnu, où il n'y avait personne qui vît la lumière, où l'on reniait le feu qui consume. Il faisait froid pour le coeur, non pour le corps. Aussi bien Pierre se tenait auprès du feu car il avait le coeur transi... L'erreur de Pierre est un enseignement pour les justes, l'achoppement de Pierre est le roc de tous. C'est le même Pierre qui a chancelé sur la mer, mais a marché. Pierre chancelant est plus ferme que notre fermeté. Tomber lui a été meilleur que pour d'autres rester debout : mieux lui a valu tomber puisque le Christ l'a relevé. Jésus le regarda : aussi bien ceux-là pleurent que Jésus regarde. Regarde-nous, Seigneur Jésus, pour que nous sachions pleurer notre péché. Que nous imitions Pierre qui dit ailleurs à trois reprises : Seigneur, tu sais que je t'aime, car ayant renié trois fois, il confesse trois fois ; il a renié dans la nuit et a confessé le Seigneur au grand jour."
Saint Ambroise