Je crois que l'ascèse est une des choses principales pour le développement
de l'être humain et que l'ascèse est nécessaire à la construction d'un art quel
qu'il soit. L'ascèse consiste à choisir perpétuellement l'essentiel.
C'est en ne gardant que l'essentiel et le nécessaire que l'on trouve tout à
coup les forces de la vitalité et de la vérité.
Je crois que la mortification est nuisible parce qu'elle a toujours un côté de
répression et qu'elle a toujours un côté qui facilite la débauche inverse...
L'épanouissement doit être une ascèse, un dépouillement qui n'est pas une
contrainte négative comme la mortification. Les ascètes peuvent vivre d'une
façon encore plus frugale qu'une personne qui se mortifie, mais les ascètes le
prennent comme une espèce de décontraction totale, alors que la mortification
implique toujours l'obligation.
L'ascèse, c'est se contenter du verre d'eau et du morceau de pain, et c'est la
savourer avec délice, parce qu'au fond vous avez l'essence de la vie qui est
l'eau et le pain et que vous n'avez pas besoin d'autre chose. Mais si l'eau et
le pain sont une mortification, vous êtes condamnés au pain sec et à l'eau :
c'est une punition. Au fond l'ascèse, c'est la joie, c'est une chose qu'on
découvre petit à petit.
Le corps doit être profondément travaillé pour trouver sa liberté. Cette
liberté est au-delà de la discipline. Pour que le corps participe à cette joie
et à cette liberté totale, il doit passer à travers différentes étapes
purificatrices.
Pour parler simplement du métier de danseur, un danseur est un être qui a
commencé entre dix et quatorze ans à faire une série d'exercices chaque matin,
et il les fait toute sa vie, sans aucun jour d'interruption, tous les matins.
Il s'impose une espèce de discipline au départ, qui lui permet de trouver sa
plus grande liberté.
Finalement, quand on me dit: "Qu'est-ce que la danse ?", je réponds:
à l'échelon des gens qui ne savent pas, c'est se mettre debout et faire
n'importe quoi ; à l'échelon des très bons danseurs, c'est avoir une discipline
de dix ans ou de quinze ans et faire des choses très codifiées ; à l'échelon du
véritable danseur, c'est se mettre debout et faire n'importe quoi, mais après
avoir passé vingt ans d'ascèse... C'est retrouver l'innocence et la liberté,
mais avec un travail préliminaire.
Le danseur idéal, ce serait un être libéré loin de notre civilisation. Je crois
qu'actuellement le drame de l'époque consiste à faire croire aux gens qu'en
multipliant leurs besoins on augmente leur joie. En réalité, on augmente alors
leurs attaches... La seule issue pour le monde actuel, c'est non la privation,
je n'aime pas ce mot là, mais c'est la joie dans le dépouillement.
Maurice Béjart
L'Art sacré n°1, 1er trim. 1969.